Étrange septembre.

etrangeseptembre

Ce livre s'est construit à rebours : à rebours des livres illustrés classiques, le texte étant inventé d'après les gravures de Miguel Fraley ; à rebours des contes traditionnels, l'identité des protagonistes se diluant petit à petit, au lieu de s'affirmer, au fil des pages. Les souvenirs s'effacent et se remplacent, les histoires des parents se mélangent à celles des enfants, les désirs se poursuivent et se refusent dans un grand carnaval décadent et mélancolique.

L'intégralité du texte se trouve [ici] ; pour des raisons de droits d'auteur, les gravures ne peuvent être publiées.

Le contre-ténor [Paulin Bündgen] a composé un album inspiré de cet ouvrage, mêlant musique électronique et musiques anciennes.

Éditions Egone

Laurent Bramardi / Miguel Fraley

2002

Un extrait…

Ils rirent tous bruyamment, et un tout jeune garçon, qui volait aux étalages, cria à son tour :

« Et on dirait presque qu'il dirait « maman » ! »

Ce qui fit rire tout le monde de plus belle, car c’était vrai. Et le chien, en entendant ce vacarme, s'était mis à sauter sur ses courtes pattes comme s'il était pris de folie ; il aboyait à pleine gueule, il courait sur place. Il était ridicule et toute la compagnie se moqua de lui encore un peu ; mais il continuait sa litanie et, à la fin, cela agaça tout le monde. C'était assourdissant et un peu pathétique ; alors la matrone se lassa : elle prit l'animal par les oreilles et lui donna une bonne gifle. Mais il ne se taisait toujours pas : il poursuivait son cri exaspérant. Alors elle le confia à ses sbires, qui en furent tout heureux ; ils lui firent mille misères. Ils lui grillèrent les pattes, lui arrachèrent le poil, tant et si bien que l'animal couina enfin comme un miséreux, comme ils font lorsqu'ils souffrent. C'en fut assez : on le relâcha.

Il se traîna misérablement sous le couvert d'une table, où on l'oublia pour un temps. Les chants et les cris reprirent de plus belle. Puis quelques-uns firent un peu de musique ; on dansa. Et alors, sous les pieds nus, sous les sabots et les mauvaises sandales, on sentit des petites bêtes glissantes : c'était des crapauds. Tout le monde en fut étonné, car c'était là chose inhabituelle ; on cessa la gigue, les chants se turent et dans le silence à peu près revenu on entendit, sous la table où le corniaud était parti se terrer, les bruits qu'il n'avait cessé de faire avec sa gueule. C'était les mêmes jappements et grognements, les mêmes aboiements étouffés et contrefaits qu'il faisait en entrant mais, cette fois, quand le jeune voleur se pencha pour les mieux entendre, il dit :

« C'est autre chose qu'il dit, quelque chose qui dit qu'il nous déteste nous tous et notre Reine. Et voyez ! C'est de sa bouche que sortent tous ces crapauds ! »

A ces mots, tout le monde se pencha pour voir la silhouette tremblante du bâtard tapie au plus loin de la lumière ; mais on voyait assez pour constater cet étonnant prodige : c'était bien de sa gueule que sautaient les crapauds, entre deux de ces grognements mal articulés.

Et c'était bien là miracle assez grotesque pour plaire à ce genre de compagnie ; tout le monde rit plus fort ; on repoussa la table, on se saisit du pauvre chien ; et chacun tour à tour voulut le porter dans ses bras. Tout étourdi par ce manège, il se taisait : on lui pinça la couenne ; il jappa, reprit sa litanie de gorge ; et les crapauds encore roulèrent sur le sol. C'en était fait : il était adopté.