La Stratégie
des embarquements,

nouvelle inédite.

Nous revenons d’un court voyage à Venise ; je suis épuisé. J’ai du mal à dormir et, cette nuit, j’ai fait un rêve dérangeant, ceux que l’on fait quand on est trop fatigué. Le paysage est étrange et très simple à la fois. L’eau coule au fond d’une ravine, de hautes murailles perdues dans la verdure, parsemées de maisons espacées, des arbres et des façades de couleur. De place en place je vois des lampadaires publics ; je ne peux dire s’ils sont allumés. C’est Venise sans l’être, une autre ville sous un soleil blanc et plat – un éclairage qui ne se remarque que par son absence, comme dans tous mes rêves. Parfois, dans mon sommeil, j’arpente avec une calme rapidité de longues avenues désertes de villes, des paysages recomposés faits des réminiscences disparates des rues que j’ai vues ; cette lumière alors devient une illustration de l’abandon qui se voit partout, une poésie muette. Cette fois, elle donne au paysage l’air d’un décor de cinéma, une vibration légèrement trop haute qui fait résonner l’ensemble d’un air faux : nous ne sommes pas à Venise, c’est évident. Il n’y a qu’un canal, un peu en-dessous de nous, qui fait comme un fjord – un simple bras de mer qui s’avance entre des pentes raides et aménagées. Pourtant les maisons sont les mêmes, leurs façades alambiquées et usées par trop de regards, leurs couleurs denses, on imagine dans les frondaisons le dédale des ruelles qui d’ici, de notre poste d’observation, restent invisibles. Je suis avec une amie, je ne réussis pas à voir ou à savoir qui ; peut-être l’amie qui m’a accompagné à Venise, mais je ne suis pas sûr. Je m’en aperçois juste maintenant, de cette présence à mes côtés, qui contemple le même décor – une cité d’un autre âge transformée, par ces rayons d’un soleil nourri au néon, en un grand parc d’attraction désert, comme les villes médiévales qui ont survécu, jusqu’à nous.

 

Sur l’eau, juste devant la place sur laquelle nous nous tenons, légèrement en contrebas, il y a un bateau qui passe laborieusement. Son équipage est fait de gens de ma connaissance ; je ne saurais pas dire qui, mais des personnes que j’ai perdues de vue – de cela, j’en suis sûr. Des gens qui ont fait des études d’histoire, avec moi, des chantiers de fouilles, ou d’autres qui font des reconstitutions antiques ou médiévales, qui font revivre les techniques anciennes.

 

Ils naviguent sur une caravelle reconstruite, un énorme navire (il flotte, comme tous les navires, mais pourtant on peut voir le ventre rebondi de la coque, sous l’eau, la quille et tout un arsenal complexe de cordes et de mâts à l’envers, comme s’il flottait au-dessus de la surface). Ils s’activent sans que je puisse voir leurs visages, voir qui ils sont. Leur bateau ressemble à une copie de celui de Christophe Colomb, c’est une remarque idiote mais c’est ainsi que je le vois. Je suis surpris maintenant par sa petite taille, je me dis que c’est parce qu’il doit être loin, et pourtant les marins me semblent proches, trop grands pour le pont. Ils s’échinent, le navire n’avance pas, ou très peu, du moins pas suffisamment. La manœuvre pour le faire progresser est très complexe : il faut envoyer avec des seaux de l’eau par la poupe, créer un courant qui vient gonfler la voile sous-marine, accrochée sous la proue par un édifice délicat, qui traîne alors le navire. Je me souviens : les phéniciens faisaient ainsi pour passer les colonnes d’Hercule, une voile sous-marine qui capturait le violent courant se ruant, loin sous la surface, vers l’Atlantique. Je comprends mieux l’intérêt de la reconstitution – car c’est de plus en plus évident, tout ici est une reconstitution, et mes amis ont toute leur place dans cette ville que je croyais artificielle. Je me fais alors la remarque : les phéniciens n’appelaient pas le détroit de Gibraltar les colonnes d’Hercule, parce que c’est un nom grec, de la Grèce classique, d’après ; si nous sommes dans une reconstitution, les détails prennent leur importance. Je me perds dans des dates que je n’ai jamais connues.

 

Plus haut, à notre gauche, un habitant, ou un acteur (c’est difficile de savoir, de là où nous sommes ; c’est simplement difficile à savoir, dans cette ville), prend place sur une rotonde baroque, un kiosque suspendu sur les pentes abruptes décorées d’architectures surannées. Il est habillé comme un page de contes de fées, des collants, des culottes bouffantes ; je souris intérieurement, j’imagine une plume dans sa coiffe, je ne vérifie pas mais elle doit y être. Il porte une longue trompette à ses lèvres et en sonne. Il annonce le départ du bateau.

Cela m’agace maintenant, et je souris toujours, doucement, ironiquement – je n’aime pas cela, je n’aime pas penser ainsi ; je me déplais. Et pourtant, j’ai l’impression d’être pris pour un touriste, un idiot ; je suis énervé par l’impression factice qui émane de tout, ici ; un mauvais spectacle. J’ai envie de m’en ouvrir à mon amie mais je sens, en formulant ce sentiment, une tension soudaine, son visage dont je ne peux fixer les traits qui se tire et se ferme dans un reproche. J’ai oublié que tout cela, cette représentation, était pour moi ; c’était évident, pourtant. Le bateau m’attend ; s’il n’avance pas, c’est qu’ils m’attendent, à bord. Je ne sais pas à quand remonte ma décision, celle d’embarquer ; cela remonte à loin, c’est tout. Je ne suis plus sûr que ce soit une décision, d’ailleurs ; mais ils m’attendent. Je ne sais pas si c’est l’air de mon amie ou ses paroles qui me rappellent ce choix ancien. J’aimerais réussir à voir qui est avec moi, sur ce quai, avant de partir, mais je ne saisis toujours pas son visage ; je voudrais comprendre pourquoi cela me pèse tant de la quitter, de m’en aller. Pourtant je descends enfin l’escalier qui va à l’embarcadère (un amoncellement délicat de poutres sculptées) où le bateau piétine avec, caché sous mon abattement immédiat, le sentiment d’un repos à venir. Je regarde une dernière fois la beauté paradoxale de ce panorama en plastique. Nous ne reviendrons pas.

 

La tristesse de ce soulagement me réveille.